-Tu as un beau visage, le sais-tu?
L'homme tremblait sous la main de la créature. Pourtant, elle ne faisait rien de mal, c'était une simple caresse. Innocente. Enfin, presque. Ça dépendait du point de vue, comme toujours. Celaeno posa la main sur la mâchoire du mortel et le fit tourner la tête. Le paysan ferma aussitôt les yeux, refusant de contempler le spectacle macabre que constituaient les cadavres des gens de son village. Ce jour avait pourtant si bien commencé...
Ce jour avait très mal commencé pour la créature. Entre Aello qui hésitait toujours quel modèle suivre et Ocypete qui essayait de l'entraîner sur ses traces, Celaeno n'en pouvait plus. Elle s'était envolée, pour la première fois depuis le début de leur voyage, et était allée à l'orée du bois pour réfléchir. Comment pouvait-elle montrer à sa soeur que sa technique à elle était la plus jouissive? Que ne pas avoir à dissimuler le mal était encore plus agréable, que se cacher derrière un masque de gentillesse, de mièvrerie ne servait à rien, si ce n'est à gâter le plaisir de sentir la souffrance et la douleur de l'autre torturé?
Celaeno soupira. Ayant repris forme humaine, elle secoua la tête, faisant briller au soleil ses longues boucles blondes. Elle-même ne savait pas trop pourquoi elles allaient à la cité d'Athéna, mais, comme d'autres créatures, elles avaient toutes senti qu'il se tramait quelque chose d'important. Partout dans le monde, tous s'agitaient, se préparaient au combat, priaient, désespéraient en invoquant le ciel. Et si quelque chose devait se passer, c'était vers Athènes que tout convergeait.
Une branche cassa et Celaeno releva la tête d'un coup. Un chasseur s'approchait doucement d'elle, tendant la main en guise d'apaisement. Elle ne bougea pas, assise sur son rocher, sa tunique de lin, blanche, légèrement abîmée devait évoquer quelqu'un en fuite. Seule les attaches en or, qui retenaient le vêtement sur ses épaules, étaient en bon état. Elle avait ôté ses sandales et avait posé ses pieds nus sur la fraîcheur du rocher. Dans ces moments d'énervements, seul le froid pouvait l'aider à se calmer.
-Pardonnez-moi, je ne voulais pas vous effrayer. Que faites-vous ici dans ce bois, toute seule? Vous avez besoin d'aide?
Celaeno leva les yeux au ciel. L'instant d'après, elle trempait ses mains fines dans la rivière voisine afin d'en ôter le sang frais qui les maculait. Déception. L'homme n'avait même pas hurlé. Celaeno s'appuya sur le cadavre qui refroidissait à côté d'elle, posa la tête sur la tunique déchirée et ferma les yeux quelques instants. Elle ressentait comme un appel, au fond d'elle, elle avait besoin de plus, plus de sang. Plus de terreur dans les yeux et la bouche de ses victimes.
C'était pour ça qu'elle était partie au village voisin. Et c'était aussi parce que ses soeurs l'agaçaient profondément qu'elle avait décidé de tester la technique d'Ocypete. Elle était alors apparue au village, l'air hagard, complètement perdu. Les gens avaient accouru pour voir ce qu'il se passait et pour l'aider. Elle avait dit avoir échappé miraculeusement à une attaque en forêt, un chasseur l'avait aidée à s'échapper mais il avait perdu la vie en la sauvant.
Une vieille femme se mit alors à écorcher les tympans de la créature. En d'autres termes, elle s'était mise à pleurer et à hurler. Dans la description physique qu'en avait fait Celaeno, elle avait reconnu son fils. Intérieurement, Celaeno jubilait et s'ennuyait. Elle jubilait de la souffrance, de la tristesse, mais elle s'ennuyait ferme de la monotonie de l'action. Quand il fut décidé par les habitants qu'elle devait rester seule pour se reposer, elle décida alors de passer à l'action véritable, toujours à la manière d'Ocypete, utiliser les moyens détournés. Hypnotisant la femme chargée de rester à son chevet, elle attendit ensuite que l'autre aille tuer -ou essayer tout du moins- plusieurs villageois. Des cris lui parvinrent assez vite, les paysans, pêcheurs et autres n'osaient qu'à peine bloquer la femme, de peur de lui faire mal quand elle essayait désespérément de les blesser à mort.
La créature sortit de la petite maison et contempla son oeuvre avant d'envoûter plusieurs autres villageois. Ce fut bientôt l'hystérie, et chacun essayait soit de se cacher, soit de se défendre -en vain. Quelques enfants et jeunes adultes furent piétinés dans la pagaille qui s'était installée.
Celaeno s'envola pour retourner chercher ses armes qu'elle avait cachées au rocher et revint au village achever les habitants.
C'était là que l'homme était arrivé. Il était tombé à genoux face au village devenu silencieux et avait craint pour sa vie dès le moment où il avait vu la Harpye avancer lentement vers lui, la tunique maculée de taches de sang, un poignard dans chaque main. Elle glissa ses armes dans sa ceinture de cuir et caressa la joue de l'homme.
-Tu as un beau visage, le sais-tu?
Elle posa finalement ses mains sur le cou de l'homme, descendit jusqu'aux épaules, qu'elle massa doucement.
-Shhht... calme-toi, calme-toi...
Elle sentait sous ses doigts agiles les muscles tendus par la peur, pouvait même sentir l'odeur délicieusement salée de la goutte de sueur qui coulait le long de sa colonne vertébrale. Comment ne pouvait-on pas aimer ces sensations?
Celaeno sourit, brisa la nuque de l'homme d'un coup sec. Elle se pencha ensuite sur lui et lui embrassa la joue.
Merci. Merci de confirmer mes évidences.
Oui, décidément, elle préférait sa technique à elle à celle d'Ocypete.
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Jeu 14 Oct - 18:01
