L'agora était bondé, citoyens, métèques, esclaves ; hommes, femmes et enfants ; du simple thète à l'homme politique aisé, tous se pressaient les uns contre les autres, le long de cette place marchande. Les pêcheurs de la ville côtière étaient arrivés sur le marché prêt à vendre leurs marchandises. Certains citoyens accomplissaient leurs tâches, vacquant à leurs occupations ; tandis que d'autres cherchaient les dernières informations croustillantes sur la cité et sa population sur lesquelles ils pourraient jaser et qui leur permettraient de discréditer un potentiel ennemi. Les enfants jouaient, les esclaves obéissaient. Tel était le décor du terrain de jeu favori de Daphné, une place bruyante et dense où les citoyens riches côtoyaient les plus pauvres et où les premiers étaient trop occupés pour surveiller leurs effets personnels. La jeune femme ne pouvait s'empêcher de sourire. La journée s'annonçait bonne, voir excellente. Elle balaya d'une main ses longs cheveux chatains qui glissèrent onduleusement le long de ses épaules puis telle une danseuse, sa silhouette élancée s'enfonça au milieu de la foule sans effleurer la moindre personne. Le jeu pouvait commencer. La chasse était ouverte. L'esprit aux aguets, la jeune femme étudia rapidement la foule à la recherche de celui – ou de ceux – qui allait/aient lui permettre de gagner sa vie. Ses yeux bleus s'arrêtèrent sur quelques citoyens, dont la bourse semblait contenir quelques drachmes, mais c'était trop peu pour elle. Elle voulait plus. Toujours plus, la cupidité l'aveuglait. Il faut dire que sa jeunesse n'a pas été des plus facile. Être fille de prostituée n'est pas un sort enviable. Sa mère – si on peut la nommer ainsi – n'a jamais été une mère pour elle, et Daphné a toujours éprouvé un certain dégout envers le « métier » de celle qui lui donna la vie ; même si elle dûe parfois y avoir recours quand elle ne pouvait pas faire autrement. Par ailleurs, la jeune femme n'a jamais connu son père, elle savait seulement qu'il était un magistrat qui n'a jamais eu l'intention de la reconnaître, et elle ne s'en portait pas plus mal. Elle a toujours dû compter sur elle-même pour pouvoir vivre ou plutôt survivre, ce qui lui forgea une âme de solitaire. Elle était sa seule famille. Très vite, elle trouva sa voie dans l'art de voler les bourses. Elle y excellait, elle se considérait même comme une artiste plutôt que simple voleuse. Dès qu'elle eut les ressources nécessaires grâce à l'accomplissement de son talent et qu'elle fut assez agée, elle quitta sa région sans le moindre regret et sans le moindre regard envers son enfance qu'elle laissait derrière elle. Elle était devenue une femme, rusée et adroite, capable de se sortir de n'importe quelle situation imprévue. Elle était une artiste, déjouant les tours que la vie lui réservait.
Des drachmes, c'était tout ce qu'elle voulait, tout ce qu'elle désirait. Et il y en avait à portée de vue, des centaines de bourses les contenant, simplement attachées aux ceintures d'hommes innocents, qu'elle pouvait dérober avec facilité. Son simple sourire de circonstance se changea en un plus vicieux quand elle aperçut une énorme bourse qui devait être pleine de drachmes. Elle avait trouvé sa proie, et elle allait mettre son art en application. Ses yeux examinèrent l'homme en question, d'une corpulence plus élevée que la moyenne, occupé à discuter avec d'autres citoyens de sa catégorie sur quelques sujets intéressants selon eux, cela allait être facile. Très facile. Presque déconcertant. Daphné se glissa dans la foule et d'un murmure inaudible, se dit : « Ma jolie, cette fois-ci, tu as tiré le gros lot. » Elle s'arrêta près de sa proie, et sans un regard, ses mains se mirent rapidement au travail sans un bruit. Elle dénoua la ceinture, prit la bourse d'une main qui était encore plus remplie de drachmes qu'elle ne l'avait d'abord penser. Elle glissa son butin dans un faux-plis de sa robe, et tout aussi discrètement se mêla à la foule loin de celui qui lui avait offert son trésor. Elle jubilait. Hermès lui-même n'aurait pas mieux fait. Elle ne vénérait pas vraiment les dieux, elle leur accordait de l'importance, mais elle ne croyait qu'en elle. Pourtant Hermès avait une importance plus grande que les autres à ses yeux. Sans doute parce qu'il était le dieu qui lui correspondait le mieux ; dieu de l'ingéniosité, de la richesse, du commerce, de la chance et donc des voleurs, c'était tout elle. Elle repensa à son enfance, lorsqu'elle perdait espoir, elle avait l'habitude d'imaginer que son père était ce dieu, ou du moins qu'elle descendait de sa lignée, et son moral remontait en flèche. À l'idée de ce souvenir, la jeune femme souriait, elle se sentait légère et avait l'impression de voler, le butin collé contre sa hanche. Rien ne pouvait lui arriver...
Cette atmosphère euphorique lui firent baisser sa garde et elle ne sentit pas tout de suite qu'elle était suivie. Soudain, une main serra fortement son bras et l'obligea à s'arrêter. Prise de panique, elle se retourna vers l'homme qui la tenait, prête à se battre si il le fallait. Elle n'était pas très douée pour le combat, plus dans l'art d'éviter les pièges et de fuir ; mais parfois, dans certaines situations comme celle-ci, elle n'avait pas le choix. L'homme en question était jeune, trop beau pour être honnête, et elle n'avait assurément aucune chance contre lui. Dire qu'il y avait à peine une dizaine de minutes, elle avait réalisé son coup de maître, la voilà obligée de donner son butin à un autre qui ne le méritait pas. Daphné était énervée, contre cet homme d'abord, et contre elle-même ensuite, de ne pas avoir été plus attentive. L'homme dit s'appeler Nataniel et la força à le suivre, ce que fit Daphné sachant qu'elle ne ferait pas le poids, non sans montrer son mécontentement. Il l'emmena sur un navire à la rencontre d'un autre homme, le commandant, tout aussi indigne de confiance du nom d'Alexandre. La jeune femme examina calmement les lieux, prête à sauter par dessus bord si il le fallait, tout en écoutant à demi-mots les dires de ces hommes. Ils étaient pirates à ce qu'elle comprit, ce qui, au lieu de la terroriser, la fascina. Après un long moment de pourparler, Alexandre lui permit de faire partie de leur équipe, ce qui fit écarquiller les yeux de la jeune femme. Décidément, cette journée n'avait rien d'une journée ordinaire.
Elle était devenue un hors la loi. Elle était une artiste. Non, mieux encore... Un pirate !
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